Bienvenue dans ce 6e épisode de notre série sur la pédagogie par projet.
Comme précédemment, vous avez le choix entre nous écouter au format podcast, ou nous lire un peu plus bas.
Bonne réflexion !
La résistance des apprenants
On a beaucoup parlé des pédagogues dans les derniers épisodes, et il est temps de retourner voir un peu du côté des apprenants. Parce que les apprenants sont le cœur de la pédagogie par projet.
Autant on peut faire un cours magistral sans apprenants et le cours aura lieu normalement - d’ailleurs c’est assez amusant, quand on y pense, que l’absence ou la présence d’apprenants ait peu d’influence sur le déroulé d’un cours magistral - autant en pédagogie par projet si les apprenants sont absents ou inactifs, il ne se passe rien du tout.
Ça tient évidemment au fait qu’en pédagogie par projet ce sont les apprenants qui sont au centre et qui ont la responsabilité de faire, d’expérimenter et de produire quelque chose de concret.
Le problème, c’est que cette responsabilité n’est pas toujours bien acceptée par les apprenants. Parfois les apprenants résistent à la pédagogie par projet et refusent de s’engager pleinement dans le projet.
Ils vont alors déployer différentes stratégies, même pas forcément conscientes, pour diminuer la responsabilités qu’ils ont sur les épaules. Ça va se traduire par des comportements d’évitement, par des remarques, par des évaluations moins bonnes de la formation, ou alors par le fait de faire le livrable minimum. Ils vont soit baisser le niveau d’exigence du livrable, soit rejeter la responsabilité sur le formateur.
Le problème du sentiment d’apprentissage
Mais en réalité, cela va même plus loin qu’une question d’engagement. Parce que même quand ils sont engagés et qu’ils adhèrent à la proposition pédagogique, les apprenants ont souvent une perception biaisée des pédagogies actives.
Il y a des études intéressantes sur ce phénomène, et notamment une étude conduite à Harvard, sur le sentiment d’apprentissage des étudiants en pédagogie active.
Dans cette étude, ils ont séparé un cours en deux groupes : l’un qui a eu une instruction magistrale et l’autre qui a eu une méthode de pédagogie active. A la fin du cours, ils ont mesuré à la fois la performance des étudiants et leur sentiment d’apprentissage.
Et là, surprise ! Les étudiants qui ont suivi une méthode active ont mieux appris, ils sont plus performants à l’examen, mais ils évaluent leur apprentissage comme pas terrible. A l’inverse, les étudiants qui ont suivi le cours magistral ont eux estimé qu’ils avaient bien appris, alors que dans les faits leurs résultats sont moins bons que ceux du groupe actif !
En fait, les étudiants évaluent la qualité de leur apprentissage à la clarté des informations données, à leur capacité à “tout comprendre” sans se perdre quand on leur explique - alors même que la compréhension de fond se développe dans la friction, quand il faut soi-même combler les trous laissés par le prof. Quand on est forcés à faire soi-même les liens et à générer du sens.
Et donc c’est comme si les étudiants pensaient que le bon prof, celui qui les fait bien apprendre, c’est celui qui est bon acteur, alors même que le prof en pédagogie active essaie de se positionner comme un coach discret en coulisses.
Ça met à jour ce paradoxe de l’apprentissage : le moyen le plus efficace et le plus rapide de transmettre un geste n’entraîne pas de compréhension profonde, tandis que l’apprentissage profond qui va permettre un transfert de compétence en situation réelle va lui être plus lent et plus complexe.
Que peut faire le pédagogue ?
Alors, comment faire face à tout ça en tant que pédagogues ?
Je vais vous donner trois stratégies.
1. Travailler les croyances
Le premier truc, ça va être de travailler sur les croyances des apprenants en les outillant pour comprendre comment l’apprentissage fonctionne vraiment. Il faut justifier de l’intérêt des méthodes en leur expliquant :
- comment leur cerveau marche
- comment la compréhension se construit dans la friction
- comment faire des liens les aide à stocker les informations en mémoire
- et comment leurs compétences professionnelles se développent dans l’action et non pas dans le fait d’emmagasiner des informations.
En gros, il faut leur donner des arguments pour justifier cet effort en plus qu’ils vont devoir fournir. Les organismes vivants essaient toujours de limiter leur dépense d’énergie, donc il faut les convaincre que c’est dans leur intérêt de dépenser toute cette énergie en plus !
2. Accompagner la gestion des émotions
Le deuxième truc, ça va être de les aider explicitement à gérer leurs émotions.
N’oublions pas que s’ils n’ont jamais travaillé avec des méthodes d’apprentissage actives, ils vont être en terrain inconnu, ils ne vont pas savoir comment faire face aux émotions qui émergent lorsqu’on doit être acteur de son apprentissage.
Certains vont se révéler et se rendre compte qu’ils sont hyper à l’aise quand ils pilotent eux-mêmes leurs activités ; mais beaucoup vont avoir des doutes et ne pas savoir comment faire. Dans ce cas là, ils peuvent se mettre à procrastiner parce qu’ils ne savent pas comment dépasser ces peurs.
Lorsque ça arrive, il faut faire preuve de beaucoup de patience et de beaucoup d’écoute.
Par exemple, quand j’ai en face de moi un ou une étudiante qui proscrastine, mon réflexe c’est toujours d’aller lui dire que la procrastination est un signe qu’on veut tellement bien faire qu’on est paralysés par la peur, et on accueille ensemble cette peur.
Je me pose en alliée, sans jugement, souvent j’explique qu’il m’arrive moi-même de procrastiner quand j’ai peur pour qu’ils comprennent que le problème ne vient pas d’eux en tant que personne. Dans la grande majorité des cas, un évitement est le signe d’une peur, pas le signe que l’apprenant ne veut pas faire.
Et le seul moyen de l’aider à dépasser cette peur, c’est de l’aider d’abord à l’identifier et à l’exprimer.
3. Prévoir une montée progressive
Le troisième truc, ça va être de gérer la montée en responsabilité progressivement dans le scénario pédagogique.
Plutôt que de jeter tout de suite les apprenants dans le grand bain, on peut échafauder petit à petit des situations de plus en plus complexes, pour qu’ils s’approprient progressivement leur responsabilité et la gestion émotionnelle. Et de temps en temps, quand les sujets s’y prêtent - parce qu’encore une fois, on est pas obligés de viser la compréhension profonde pour tout - on peut revenir à un mode un peu moins actif pour les laisser souffler, qu’ils ne soient pas responsables de tout, tout le temps.
Et évidemment, ces stratégies fonctionnent vraiment dans le cadre d’une relation de confiance entre l’apprenant et le formateur. Il faut mettre en place un cadre de sécurité, écouter et accueillir le feedback des apprenants, leur donner du feedback formatif régulièrement… bref, incarner pleinement cette ouverture et cette responsabilité qu’on attend des apprenants.
Voilà, j’espère que ces différentes stratégies nourriront votre réflexion sur la résistance des apprenants, et je vous retrouve très vite pour voir comment on anime et on fait vivre une pédagogie par projet !